Jocelyne, mon aimée,
Je réponds sans tarder à ta lettre du 30 mai. « Répondre » n’est pas ce qu’il aurait fallu dire. En fait, j’ai besoin
de te parler après avoir lu cette lettre, te parler sans ordre du jour, sans prétexte, sans rien de préconçu. Être là, en face ou près de toi, faire-jaillir les mots-caresses, les mots porteurs d’offrande,
invoquer, évoquer tout ce qui nous concerne, continents, humains, forêts en marche, arbres de notre tendresse. Écouter avec toi le silence où germent immédiatement nos mots, où prennent racine nos visions. Écrire
comme ce fourmillement de la sève en chacun de nous lorsqu’il devient intenable de ne pas s’abandonner à l’autre, le rejoindre dans son intensité, l’élargir à ses propres confins. Écrire comme
un acte d’ensemencement, lorsque terre et soleil se dépassent en tant qu’éléments pour éclater et s’unir dans l’apothéose de la vie féconde. Écrire comme une résurrection du corps
et de l’intelligence. Ne pas parler de mon exil avec ses grilles, ses livres et son soleil cadenassé, ses oiseaux irréels et ses nuits carcérales. Je quitterai la douloureuse aphasie, j’ouvrirai enfin ma main pour libérer
toutes les étoiles assassinées, les ruisseaux de convergence. Ne pas parler du sang, de la férule des avortements. Je dirai l’espoir heureux. Je veillerai à la beauté de nos aurores. Avec toi, mon aimée. Ainsi
côte-à-côte.
J’ai été touché par les attentions des enfants à ton égard. Tu dois être heureuse de découvrir au jour le jour cet amour. Des moments pareils
compensent bien des efforts et des irritations. On sent ainsi qu’on a contribué à faire fleurir de nouvelles sensibilités. Je fais confiance à nos enfants. Ils ont tenu bon face à l’épreuve. Et cette
expérience sera une grande réserve de force pour eux à l’avenir […]
Abdellatif Laâbi