Au fil des mots

EPHEMERIDE

Rabelais (François)
Quart-Livre

"Les moutons de Panurge"

Soudain, je ne sais comment, le cas fut subit, je n'eus loisir le considérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criants et bêlants en pareille intonation, commencèrent se jeter et sauter en mer après, à la file. La foule était à qui premier y sauterait après leur compagnon. Possible n'était les en garder, comme vous savez du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu'il aille. Aussi le dit Aristoteles, lib. IX, de Histo. animal. être le plus sot et inepte animal du monde.

Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux périr voyait et noyer ses moutons, s'efforçait les empêcher et retenir tout de son pouvoir. Mais c'était en vain. Tous à la file sautaient dedans la mer et périssaient. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison sus le tillac de la nef, cuidant ainsi le retenir et sauver le reste aussi conséquemment. Le mouton fut si puissant qu'il emporta en mer avec lui le marchand, et fut noyé en pareille forme que les moutons de Polyphemus, le borgne Cyclope, emportèrent hors la caverne Ulysse et ses compagnons. Autant en firent les autres bergers et moutonniers, les prenant uns par les cornes, autres par les jambes, autres par la toison. Lesquels tous furent pareillement en mer portés et noyés misérablement.

Panurge, à côté du fougon, tenant un aviron en main, non pour aider aux moutonniers, mais pour les engarder de grimper sus la nef et évader le naufrage, les prêchait éloquentement, comme si fût un petit frère Olivier Maillard ou un second frère Jan Bourgeoys ; leurs remonstrant par lieux de rhétorique les misères de ce monde, le bien et l'heur de l'autre vie, affermant plus heureux être les trépassés que les vivants en ceste vallée de misère, et à chacun d'eux promettant ériger un beau cénotaphe et sépulcre honoraire au plus haut du mont Cenis, à son retour de Lanternoys ; leurs optant ce néanmoins, en cas que vivre encore entre les humains ne les fachât et noyer ainsi ne leur vint à propos, bonne aventure et rencontre de quelque baleine laquelle au tiers jour subséquent les rendît sains et sauves en quelque pays de satin à l'exemple de Jonas. La nef vidée du marchant et des moutons. 

QUART-LIVRE, VIII
(Orthographe modernisée).

Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions . Ecrire , cry...

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces de...

25.01 | 06:56

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06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie, Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai ...