Au fil des mots

EPHEMERIDE

Au pied de l’autoroute aérienne il y a
un parc où les enfants dans la lumière rase
de l’hiver jouent et crient ; l’une grimpe un rocher
l’autre vole sa balle à un bébé dodu

et s’enfuit en courant face aux vieillards pliés
dans leur fauteuil roulant ; nous marchons sous les arbres
contournant les danseurs piliers dominicaux
poussés par la techno au milieu des statues

— cela fait quelques jours que je te trouve absent
tu as l’air dans ta bulle… est-ce la perspective
de passer à Shanghai une année de plus sans

ami, dans cette bulle où l’air est vicié ?
as-tu quelque regret ? que se passe-t-il donc
dans ta tête ? — j’écris, dans ma tête j’écris :

j’écris que les enfants traversent l’herbe bleue
sous les stridulations éraillées du sifflet
d’un gardien face aux vieux divertis du soleil
par un arbre, en passant j’écris que leur peau est

une feuille froissée et constellée de taches
juste posée sur le bois poussiéreux du crâne
comme un masque d’art brut dans un musée désert
attend dans l’ombre un visiteur resté chez lui —

pâles entortillés, assis sous les branchages
décharnés, leurs yeux gris ouvrent mal leurs paupières
purulentes ; leur bouche exhale un râle amer

crachoté dans l’effort par leurs lèvres tombant
comme un ruban de scotch où se sont pris épars
de longs poils morts ; ils parlent de Mao Zedong

(mais que Shanghai ou non soit polluée, les gardiens
du parc fument leur clope en face de l’entrée
et plus loin, d’autres vieux font du tai-chi, des mains
se frictionnent ; Shanghai persévère en Shanghai ;

quand la pollution tombe, on va se promener
dans les odeurs de pneu de ciment brûlé d’huile
de voiture et je cherche un rythme pour mes frères
mes vers — tournez, quatrains, purificateurs d’air !

les rues sont vides je traverse le matin
d’hiver où tout peut avoir lieu dans la lumière,
certes ocre — la pollution adoucit tout,

engourdit tout — avant l’explosion d’un autre
printemps ; tout de cette vie semble ouvert… so what?
les moteurs en ronflant redoublent le silence…)

j’écris… c’est le printemps dans la bibliothèque
mais de l’autre côté de la longue fenêtre
déjà la ville a pris la forme d’une ville
sous les fragments tombés d’un nuage fragile

qu’on épouille : une pluie de pollen — en silence —
à part le tapement sans rythme des claviers
— mais toi, que fais-tu là ? — j’écris, je fais un livre.
— des gesticulations ! que tu es plein de toi !

je sors — dehors, on n’entend pas non plus le cri
des oiseaux paradant, excités — les voitures
troussent leur fumée maigre et grise — et les humains ?

le front haut du richard à être riche, ils bougent
en pensant, le pouilleux à sa purée, la belle
au temps qui va passer : ils tremblent au néant.

Une vieille, à la fin, me regarde depuis
un visage immobile, affaissé, lave sèche
et ses yeux évidés, aux marins disparus
depuis longtemps, comme des coques qui dérivent —

puis la fille au visage identique vingt-cinq
ans plus tôt — comme sur le cercueil on dépose
un portrait de l’artiste en jeune homme — elles passent
bras dessus bras dessous telle une allégorie,

et moi, je me promène au contraire, amusé,
inconséquent, absurde au milieu de Shanghai
comme à prévoir l’album de photos touristiques

qu’est ma vie, au futur antérieur, vers ailleurs
déjà, passant léger, aussi libre que l’ombre
d’un cerf-volant — que le fantôme — ou que la mort.

Pierre Vinclair

Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions . Ecrire , cry...

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces de...

25.01 | 06:56

MAGISTRAL, DEVOS

06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie, Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai ...